XII
UN CAS DE CONSCIENCE

La résidence de l’amiral chargé des vaisseaux, des entrepôts et de l’arsenal de Sa Majesté dans l’île de Malte était un beau bâtiment fort imposant.

Après les rues écrasées de soleil et poussiéreuses qu’il avait empruntées pour arriver, Bolitho trouva la pièce dans laquelle on l’avait introduit délicieusement reposante et fraîche. Une longue fenêtre dominait le port, les bâtiments serrés au mouillage, les sillages entrecroisés des cotres et des canots. La marine se préparait pour une nouvelle journée de labeur.

Attendre. Apparemment, voilà en quoi consistait l’essentiel de la vie de marin. Comme aspirant ou comme enseigne, mais tout aussi bien lorsqu’on était commandant. Cela cesserait-il jamais, se demandait-il ?

Il songeait au Lord Egmont et se le représentait faisant route vers le Rocher, toute la toile dessus. Il n’allait pas s’y arrêter, par crainte de la fièvre, mais mettrait directement le cap sur l’Atlantique et ne jetterait pas l’ancre avant d’être en vue de la passe de Carricks, devant la demeure des Bolitho.

Il songeait aussi à la modeste chambre du brick, et à son patron, Isaac Tregidgo, assis en face de lui, de l’autre côté de la table.

Il avait une tête qui ressemblait à un vieux morceau de bois raboté par les intempéries, strié de rides et de cicatrices creusées par les années passées à la mer, par des traversées rondement menées et des bénéfices tout aussi vite gagnés. Le nom de Tregidgo était légendaire chez les autres patrons de la compagnie de paquebots de Falmouth. Tempêtes, fièvres, attaques des pirates et guerre, à travers quoi le vieil homme était-il passé ? Il devait avoir soixante-dix ans passés, songeait Bolitho, qui l’avait toujours connu. Et il l’avait accueilli sans déroger à ses habitudes. « Assois-toi donc, Dick – la bouche fendue jusqu’aux oreilles, il avait attendu que Bolitho se fût débarrassé de son manteau de mer, puis : Et j’me suis laissé dire que t’avais été honoré par le roi George, dit-il, rien qu’ça ! Mais pour moi, avait-il lâché dans une haleine qui empestait la pipe et le cognac, tu resteras toujours Dick ! »

Bolitho entendait la jeune fille s’activer dans la chambre à côté. Ce n’était guère qu’un réduit, mais elle y était en sûreté. Le patron l’avait observé avec curiosité. « J’aurais dû deviner que t’atteindrais des sommets, amiral ou pas – et, levant un poing qui ressemblait à un jambon fumé : Te fais pas de bile, Dick, le rassura-t-il, elle est tranquille avec moi. Ch’sais ben qu’mes hommes sont rien qu’un tas d’ruffians, mais j’emmène souvent mes petits-enfants pour un bout d’traversée. Mes lascars i’savent ben qu’i’faut point jurer ou balancer des blasphèmes quand i’sont là – et, le poing menaçant : Que j’en pince un en train d’y toucher, même un de ma famille, i’s’retrouv’ra vit’fait sans sa chemise à la coupée ! »

Le brick commençait à tirer sur son câble et le vieux Tregidgo avait jeté un coup d’œil en haut : « Le vent m’est favorable, Dick. Je veillerai, avait-il ajouté lentement, à c’qu’elle soye bien, juste comme tu m’as expliqué dans ta lettre. »

Et il l’avait regardé par-dessous ses sourcils blancs et broussailleux. « Tu m’as pas l’air en trop bonne forme, pas vrai, Dick ? » Il avait détourné la tête pour ne pas laisser voir qu’il s’apitoyait. « Dieu te garde ! » avait-il conclu.

La jeune fille était délibérément entrée, sa vareuse d’aspirant et son poignard à la main. « Gardez les chaussures, avait dit Bolitho en lui prenant les mains : elles ne manqueront pas à Mr. Hickling. Vous devez rester déguisée en homme jusqu’à Falmouth. »

Elle lui avait adressé ce même regard noyé que lorsqu’il l’avait vue pour la première fois. Il ressemblait à une question non formulée. Il ne savait toujours pas comment y répondre. « Je vous envoie chez ma sœur Nancy, elle saura ce qu’elle doit faire… » Il lui serra plus fort les mains, il savait qu’elle allait essayer de les libérer, puis : « Son mari est le seigneur et le juge de l’endroit, dit-il. – Mais alors, il va me… – Non, je n’aime pas trop cet homme, mais il ne me trahira pas. »

Serrant son manteau autour de lui, il avait gagné l’échelle, cependant qu’elle avait ajouté : « Je ne vous oublierai jamais, sir Richard. »

Se retournant, il avait vu ses yeux s’emplir de larmes. Une beauté un peu mélancolique que ni ses cheveux coupés ni une chemise chiffonnée ne pouvaient faire oublier. « Ni moi non plus, vaillante Zénoria… »

Une fois sur le pont, il avait retrouvé Hickling qui l’attendait, tout ébahi. Un aspirant était arrivé avec lui, un aspirant repartait avec lui. Il lui avait tendu sa vareuse et son poignard. Hickling resterait hors de cause, quoi qu’il advint : personne ne pourrait blâmer un aspirant d’avoir exécuté les ordres de son amiral.

Près du pavois, le vieil homme avait ajouté : « J’ai entendu parler qu’vous aviez un fils Stayt avec vous comme aide de camp, Dick… Un gars du Nord ? » Bolitho lui avait souri : pour un Cornouaillais, Nord signifiait la côte de l’autre bord. « Exact. » Décidément, un secret en Cornouailles ne mettait guère de temps avant d’être éventé. Sauf pour les percepteurs.

Tregidgo avait tendu le bras et lui avait montré le ciel : « Dans ce cas, elle s’ra mieux avec moi.

— Tiens, pourquoi dites-vous cela ?

— Eh ben, son père a été mêlé à une émeute près de Zennor, un homme avait été tué et i’z ont fait v’nir les dragons. Stayt était juge, comme celui qu’a marié votre sœur, avait-il ajouté avec sa voix sifflante. Celui qu’i’z’appellent le Roi de Cornouailles. (Se penchant à son oreille, le patron avait murmuré :) C’est lui qu’a fait pendre son père. J’suis ben surpris qu’le jeun’Stayt vous en aye point causé. »

Et moi donc ! Bolitho s’était laissé tomber dans le canot puis avait ordonné à Allday de se diriger vers la jetée. Il avait besoin de réfléchir et savait aussi que Keen aurait envie de le voir dès qu’il serait rentré.

Des sentinelles lui avaient interdit le chemin des bassins de radoub jusqu’à ce que, ouvrant son manteau, il leur eût montré ses épaulettes, à leur grand étonnement. Allday, assez inquiet, l’avait suivi, surveillant chacun de ses pas au cas où, perdant l’équilibre, il tomberait dans le bassin.

Quelques lanternes étaient allumées près de celui où se trouvait Le Suprême. Dans la pénombre, il était redevenu comme avant, ses avaries et les travaux en cours invisibles dans l’obscurité. « On monte à bord, amiral ? lui avait glissé Allday. – Non. »

Il ne voulait pas ou ne s’en sentait pas capable, il n’aurait su dire. Il avait pourtant descendu les marches de pierre mal dégrossies jusqu’à être au niveau du tableau, là où la balle qui l’avait atteint avait frappé.

À présent, à travers la fenêtre, éclairé par le soleil, Le Suprême lui donnait l’impression de faire partie d’un rêve étrange. Un souvenir terrible.

Il repensait à ce que lui avait raconté Tregidgo au sujet de Stayt. Sur le point de se rendre chez l’amiral, Bolitho avait été tenté plus d’une fois d’en parler franchement à son aide de camp. L’intéressé ne lui avait rien dit, même s’il se doutait que la jeune fille n’était plus à bord.

Bolitho l’avait envoyé à terre avec le canot afin de protéger sa réputation et pour le mettre à l’abri de tout soupçon de complicité. Etait-ce bien pour cette raison ? Se méfiait-il déjà de lui ?

Deux domestiques ouvrirent les grandes portes, et Bolitho, en se retournant, se trouva en face d’un homme qui semblait remplir l’embrasure.

Sir Marcus Laforey, amiral de la Bleue, était obèse au point que même son uniforme immaculé ne parvenait pas à le cacher. De lourdes paupières, une grande bouche, et lorsqu’il s’approcha, non sans difficulté, d’un siège, Bolitho remarqua qu’il avait un bandage à une jambe. La goutte, mal dont souffraient plusieurs amiraux de sa connaissance.

L’amiral Laforey se glissa avec force précautions dans son fauteuil et fit la grimace quand un domestique lui glissa un coussin sous le pied.

Lorsqu’il était assis, se dit Bolitho, il ressemblait à un crapaud en colère.

L’amiral agita son mouchoir :

— Asseyez-vous, Bolitho – ses paupières se soulevèrent légèrement, comme pour lui demander son approbation. Tout ceci est bien ennuyeux, hein ?

Bolitho s’assit, avec l’impression que son siège avait été soigneusement placé à l’avance pour éviter qu’il ne fût trop près.

Laforey avait enchaîné les affectations à terre et n’avait donc plus commandé en mer depuis bien avant la guerre. Il avait l’air desséché, obscène. Malte était probablement son dernier poste. Le suivant serait au paradis.

— J'ai lu votre rapport, Bolitho. De bonnes choses à propos de ce soixante-quatorze français. Ça va les faire réfléchir, hein ?

Bolitho serra un peu plus fort la garde de son sabre. Son fauteuil faisait en partie face à la fenêtre, et il y voyait mal. Fixant un point loin derrière la ronde épaule de l’amiral, il répondit :

— Je pense que les Français vont bientôt sortir, amiral. Jobert peut espérer faire diversion pendant que le gros de la flotte s’échappera de Toulon. Direction l’Egypte ou le détroit de Gibraltar…

— Ne me parlez pas de Gibraltar, grommela Laforey. Avec cette fichue fièvre, pas question de laisser débarquer ici quelque chose ou quelqu’un qui soit passé par là-bas. Cet endroit ressemble à un vaisseau échoué, il y a toujours une espèce de maladie qui traîne chez les gens ou dans la garnison – il s’essuya le sourcil d’un coup de mouchoir ; Le bon vin se fait rare. Une piquette d’Espagne, rien de meilleur, bon sang !

Il n’a pas écouté un seul mot de ce que je viens de dire, songea Bolitho. Laforey s’ébroua :

— Bon, au sujet de cette commission d’enquête, alors quoi ?

— Mon capitaine de pavillon est accusé…

Laforey agita un gros doigt épaté.

— Non, non, cher ami, accusé n’est pas bien dit ! D’autres s’en chargeront peut-être. Ce n’est qu’une simple formalité. Je ne connais pas tous les détails, mais mon chef d’état-major et ce… euh… ce Pullen m’assurent que ce sera l’affaire de quelques heures, pas de jours.

Bolitho reprit d’un ton égal :

— Le capitaine de vaisseau Keen est sans doute le meilleur officier que j’aie jamais eu sous mes ordres, sir Marcus. Il a fait preuve de courage et de qualités éminentes en maintes occasions, depuis qu’il est aspirant et jusqu’à être commandant. À mon avis, il est digne d’accéder aux étoiles.

Les paupières de Laforey se soulevèrent une seconde fois, dévoilant de petits yeux froids et vides de toute pitié.

— Un peu jeune, à mon avis. Trop de blancs-becs inexpérimentés de nos jours, non ? – un coup d’œil à son pied bandé, puis : Si on me laissait hisser ma marque à la tête de la flotte de la Manche au lieu de rester dans ce… ce…

Il détourna le regard, visiblement plein de rancœur.

— J’aurais vite fait de leur faire verser quelques larmes, à tous ces fi-fils à leur maman !

Il essaya de se pencher en avant, mais sa grosse bedaine l’en empêcha.

— Maintenant, regardez, Bolitho, que s’est-il exactement passé, hein ? – il scrutait le visage de Bolitho comme pour y chercher une réponse : Il avait besoin d’une femme, c’est cela ?

Bolitho se leva :

— Je n’ai pas l’intention de parler de mes officiers dans ces termes, sir Marcus.

Contre toute attente, Laforey prit l’air amusé.

— Comme vous voudrez. La cour commencera à siéger demain. Si le capitaine de vaisseau Keen se montre raisonnable, je suis certain que vous pourrez reprendre la mer sans retard. On attend un convoi, et je ne peux pas supporter l’incompétence ou tout ce qui peut rendre la vie ici encore plus insupportable – et, voyant Bolitho quitter son siège : J’ai entendu dire, fit-il, que vous aviez été blessé vous aussi, sir Richard ? Cela fait partie de notre métier, lâcha-t-il, laconique.

— C’est vrai, amiral, répliqua Bolitho, qui avait du mal à cacher un brin d’ironie, mais il y aura bien d’autres blessés si les Français parviennent à réunir leurs flottes.

Laforey haussa les épaules.

— J’ai peur de ne pouvoir m’entretenir plus longtemps avec vous, sir Richard. Mes journées sont fort occupées. Je me demande parfois si Leurs Seigneuries et Whitehall mesurent bien tout ce qui pèse sur mes épaules.

L’entretien était terminé.

Bolitho descendit un escalier et vit se diriger vers la pièce qu’il venait de quitter un domestique chargé d’un plateau avec deux carafes et un seul verre. Ma foi, se dit-il amèrement, l’amiral va s’en mettre un peu plus sur les épaules.

Stayt l’attendait dans le hall d’entrée dallé de marbre. Il le regarda attentivement qui, la main en visière, scrutait le port. Puis il dit :

— Vous m’avez demandé de me renseigner sur le Benbow, amiral. Il vient de subir un carénage ici même.

— Et de qui porte-t-il la marque ?

— Je pensais que vous le saviez, amiral. C’est le bâtiment amiral du contre-amiral Herrick.

Bolitho détourna les yeux dans l’ombre du hall pour masquer ce qu’il ressentait. La dernière pièce du puzzle, comme il l’avait déjà deviné. Ce n’était pas son imagination, il savait tout, avant même que Stayt le lui eût annoncé : « Le contre-amiral Herrick présidera la commission d’enquête, amiral. »

— Je vais aller le voir.

— Cela me paraît peu pertinent, amiral, fit observer Stayt, les yeux plus sombres encore. Cela pourrait être mal perçu, du moins par certains, c’est ce que je veux dire.

Thomas Herrick, son meilleur ami, celui qui avait plusieurs fois manqué mourir pour lui…

Il revoyait ses yeux bleus, son air parfois buté, sa sensibilité et, par-dessus tout, sa profonde honnêteté. Et à présent, ce seul mot d’honnêteté venait le narguer.

Stayt poursuivit :

— Une lettre vous attend à bord de l’Argonaute, si j’ai bien compris, amiral. Vous n’êtes pas tenu de vous présenter devant la cour, une déposition écrite suffira.

Bolitho se tourna vivement vers lui et, sur un ton très dur :

— Vous pourriez également en faire une ?

Stayt soutint son regard sans sourciller.

— J’ai reçu ordre de me présenter devant la cour pour produire mon témoignage, amiral.

Il avait l’impression d’être pris dans un filet invisible qui se resserrait un peu plus à chaque heure.

— Je m’y présenterai en personne, croyez-moi !

Stayt le suivit au-dehors dans la chaleur du soleil et la poussière, jusqu’à l’escalier qui donnait sur le port. Bolitho reprit :

— Vous imaginiez-vous que je resterais planté là sans rien dire ? Eh bien, répondez-moi !

— Si je puis faire quoi que ce soit, amiral…

Bolitho sentait des picotements dans l’œil et savait que cela venait plus de la colère que de sa blessure.

— Pas pour l’instant. Vous pouvez disposer. Regagnez le bord.

Il se dirigea vers la jetée, où Allday l’attendait près du canot. Il y avait d’autres embarcations de l’Argonaute à proximité, et Stayt pouvait en emprunter une.

Les patrons se levèrent et saluèrent en le voyant. Leurs occupations ne laissaient guère de place à l’émotion : les pleins à refaire, le commis qui voulait être à terre avant l’aube pour mener à bien ses négociations avec les fournisseurs de tout poil.

Bolitho ordonna :

— Au Benbow, je vous prie.

Allday le regarda embarquer sans montrer la moindre surprise. Herrick était là, leur rencontre n’avait rien que de normal, quoi que certains pussent en penser. Des amis étaient des amis, le rang ne faisait rien à l’affaire.

— Poussez !

Le canot vert s’ouvrit un chemin dans la cohue, les autres embarcations mataient ou culaient pour laisser la place à un officier général.

Bolitho était assis très droit dans la chambre. Seuls ses yeux bougeaient, il essayait de se concentrer sur des objets familiers, mâts, gréements, mouettes, petits nuages au-dessus de la forteresse.

Ce fichu Laforey et son indifférence de poivrot pouvaient bien aller au diable, et tous ceux qui avaient trempé là-dedans avec lui ! Il jeta un coup d’œil au brigadier, puis à tous ces visages bronzés de l’armement. Ils étaient tous au courant. Toute la flotte était probablement au courant. Eh bien, tant pis.

De vagues pensées lui passaient à travers la tête, la lettre de Belinda, le comportement glacial de Stayt quand il avait évoqué les convocations devant la commission d’enquête, Inch et toute l’escadre qui l’imaginaient au-dessus des réactions d’un être ordinaire – mais était-ce bien vrai ?

Ce ne serait certes pas la première fois qu’il agirait sans tenir compte des diktats de l’autorité supérieure. Il esquissa un triste sourire plein d’amertume. Cela devait être de famille. Son père, que ses deux fils considéraient comme le parangon de l’officier de marine, s’était une fois opposé à son homologue de l’armée au cours d’un siège, aux Indes. Le capitaine de vaisseau James Bolitho avait réglé le problème en faisant arrêter l’officier pour négligence, puis il était parti se battre et avait gagné la bataille. S’il l’avait perdue, Bolitho n’avait aucun doute : l’aventure maritime de sa famille se serait arrêtée là.

— Il a belle allure, sir Richard, lui glissa Allday.

Le ton était assez formel, ce qui était plutôt inhabituel chez lui. Allday ne s’oubliait jamais en public. Enfin, presque jamais.

À dire vrai, le Benbow, un soixante-quatorze, était fort beau. Repeint de neuf, avec son gréement noir et luisant, vergues soigneusement brassées et voiles ferlées. Tous les sabords étaient grands ouverts et Bolitho entendait encore le fracas de ses canons à Copenhague puis, plus tard, contre l’« escadre volante » des Français. Il ne risquait pas de l’oublier : sa capture et sa captivité en France puis son évasion. Allday était de la partie, c’était lui qui avait porté dans ses bras John Neale après le naufrage de son bâtiment. Oui, décidément, voilà un vaisseau qui remuait bien des souvenirs.

Le canot entama un grand arc de cercle et il vit la garde qui se rassemblait à la hâte, les fusiliers qui se mettaient en rang. Son arrivée imprévue faisait du remue-ménage. Bolitho sourit : c’était faux, Herrick devait s’y attendre.

Le Benbow était presque paré à reprendre la mer, songea-t-il. Il ne restait plus que quelques embarcations le long du bord et un palan hissait un dernier filet que des hommes attendaient sur le passavant.

— Attendez-moi là, murmura Bolitho à Allday, je ne serai pas long.

Ébloui par le soleil, Allday se concentrait pour amener précisément le canot tout luisant jusqu’au porte-cadènes. Bolitho nota avec inquiétude qu’il semblait soucieux et se reprocha de ne pas avoir songé aux soucis qu’il se faisait pour son fils.

— Mâtez !

Les avirons de bois clair se levèrent pour former deux rangées identiques, les pales rigoureusement parallèles. Un bon point pour Allday.

Là-haut, au-dessus du rentré de muraille, roulements de sifflets, battements de tambours et musique des fifres de la clique des fusiliers. De la poussière de brique flottait au-dessus de la garde qui présentait les armes pour l’accueillir. Thomas Herrick était là et accourut pour le saluer, l’air tout joyeux. Il abandonna vite son allure officielle, qui disparut comme la poussière.

Il s’exclama :

— Venez donc à l’arrière, sir Richard ! – un sourire timide : Je n’y suis pas encore habitué !

Moi non plus, se dit Bolitho tandis qu’ils s’avançaient tous deux sur cette poupe qui lui était si familière. Ici, et ici encore, des hommes s’étaient battus, des hommes étaient morts. Là-haut, des balles avaient fauché marins et fusiliers. À cet endroit, deux aspirants écoutaient avec sérieux la leçon du maître pilote et c’est là qu’il avait été touché.

Il faisait chaud dans la grand-chambre alors que fenêtres et claires-voies étaient largement ouvertes.

Herrick s’affairait.

— Avec ces odeurs de peinture et de goudron, on se croirait à l’arsenal de Chatham !

Un garçon mettait des verres sur un plateau, et Bolitho alla s’asseoir sous une claire-voie. Sa chemise lui collait déjà à la peau. Attendri, il observait Herrick. Ses cheveux grisonnaient, il s’était un peu empâté : sans doute le mariage et les petits plats de Dulcie.

Mais, quand il se retourna, il le retrouva comme avant : mêmes yeux clairs, promenant le même regard intelligent sur son ami, l’ex-commandant d’une guerre précédente, lorsque les mutineries constituaient une menace autrement plus grave que l’ennemi.

— J’ai aperçu le jeune Adam quand il est passé ici… euh… Richard.

Bolitho prit un verre et le posa près de lui. Un bordeaux. Les goûts de Herrick s’étaient affinés depuis qu’il avait pris du grade.

Herrick poursuivit :

— Un joli petit brick ! La prochaine fois, il aura une frégate. Il en a toujours rêvé, ce salopard ! S’il arrive à éviter les ennuis…

Il se tut, le regard sombre.

— Bon, peu importe. À votre santé, cher ami, et puisse Dame Fortune vous tenir compagnie.

Bolitho tendit la main pour prendre son verre, mais le manqua et le heurta de sa manche. Le vin se répandit sur la table comme du sang. Herrick et le garçon se précipitaient, mais Bolitho les arrêta :

— Non, je vais y arriver !

C’était dit sur un ton plus coupant que ce qu’il aurait voulu et il s’excusa :

— Je suis désolé, Thomas.

Herrick hocha lentement la tête et remplit un autre verre.

— J’ai appris la chose, Richard. Cela m’a fait un choc – et, se penchant un peu : Pourtant, je ne vois rien, dit-il en examinant Bolitho soigneusement pour la première fois. Aucune trace, quoique…

Bolitho détourna le regard.

— Oui, Thomas, quoique : voilà qui résume assez bien la situation – puis, après avoir vidé son verre d’un trait, sans trop savoir ce qu’il faisait : C’est à propos de cette enquête, Thomas, fit-il.

Herrick se laissa retomber dans son siège et attendit, l’air préoccupé.

— Elle se déroulera ici, dans cette chambre, demain, confirma-t-il.

— Ce ne sont que des foutaises, Thomas.

Il éprouvait le besoin de se lever et de marcher, comme il l’avait fait si souvent à cet endroit même.

— Mon Dieu, vous connaissez Valentine Keen. C’est un homme estimable et il est devenu excellent commandant.

— Naturellement, je me souviens très bien de lui. Nous avons assez souvent navigué ensemble – puis, soudain grave : Je ne peux pas vous parler de l’enquête, Richard, mais vous le savez bien, vous avez dû accomplir vous-même ce genre de sale besogne.

— Oui. Mon aide de camp m’a déconseillé de venir.

— Il a eu raison, répondit Herrick, l’air soucieux. Le moindre début de discussion apparaîtrait comme une preuve de collusion. Nous sommes tous entre amis.

— Je commençais à me le demander, répondit Bolitho en regardant par la fenêtre, le regard noir.

Il ne remarqua même pas qu’il venait de blesser Herrick.

— Lorsque j’ai mis ma marque à bord de ce bâtiment, et c’est vous qui commandiez alors le Benbow, le jeune Val commandait le Nicator, vous vous le rappelez ? – mais, sans attendre la réponse : Alors, enchaîna-t-il, lorsque je suis parti pour les Antilles et que nous nous sommes battus pour cette satanée île de San Felipe, Val a renoncé à un bâtiment plus important pour me rejoindre avec l’Achate, un malheureux soixante-quatre. Et cela parce que je lui avais demandé d’être mon capitaine de pavillon.

Herrick s’était agrippé au rebord de la table.

— Je le sais. Je sais, Richard, mais nous, nous sommes ici pour mener une enquête. J’ai reçu des ordres, sans quoi je n’ajouterais pas un seul mot.

Bolitho essaya de se détendre. Pour tout et pour n’importe quoi, il avait l’impression depuis qu’il avait été blessé de se retrouver entre deux mâchoires. Il prit son verre, conscient de ce que Herrick s’efforçait de ne pas le regarder, au cas où il le renverserait encore.

— Je viendrai en personne. Je n’ai pas l’intention de fournir une déposition écrite, comme s’il s’agissait d’une chose sans importance. L’avenir de mon capitaine de pavillon est en jeu. Je ne vais pas rester planté là sans rien faire pendant que des ennemis que je ne connais même pas le calomnient !

Herrick se leva et ordonna d’un geste au garçon de s’en aller, ce qu’il fit immédiatement. Un autre Ozzard. Il reprit posément :

— Keen a commis une erreur en s’emparant d’un prisonnier à bord d’un navire affrété par le gouvernement. Le fait qu’il s’agisse d’une prisonnière pourrait être une circonstance aggravante.

Bolitho revoyait ce transport de déportés dans un état lamentable, la jeune Zénoria telle qu’il l’avait aperçue la dernière fois. La jeune fille qui allait garder le corps marqué pour le reste de ses jours. Sans Keen, elle serait morte. Personne n’aurait pu prévoir que rien filtrerait de ce fâcheux incident. Et c’était miracle que l’esprit n’eût pas été aussi atteint que l’avait été le corps.

— S’il s’était agi d’un prisonnier normal, d’un homme, tenta Herrick…

— Eh bien, Thomas, ce n’est pas le cas ! Elle a été accusée à tort, déportée injustement. Par Dieu, mon vieux, on avait envie qu’elle débarrasse le plancher à cause de son père !

Herrick se troubla sous le regard sévère de Bolitho :

— Mais d’autres diront…

Bolitho se leva :

— Mes hommages à Dulcie lorsque vous lui écrirez.

Herrick s’était levé à son tour :

— Ne partez pas comme cela, Richard !

Bolitho essaya de respirer profondément et de retrouver son calme avant de paraître devant la garde et les fusiliers.

— Qui d’autre y aura-t-il ? Vous pouvez certainement me dire au moins cela, non ?

Il n’essayait même pas de cacher son amertume. Herrick lui répondit :

— L’amiral Sir Marcus Laforey assistera à l’audience et l’enquête sera conduite par son chef d’état-major – et, changeant brusquement de sujet : Cette jeune femme est-elle toujours à bord de l’Argonaute ?

Bolitho ramassa sa coiffure :

— Je ne peux pas répondre à cette question, Thomas, lança Bolitho, qui franchissait déjà la porte. On pourrait nous accuser de collusion.

C’était gratuit et injuste, il le savait pertinemment. Mais que représentaient quelques mots vifs à côté de ce qui se jouait ?

La cour n’aurait pas besoin de prononcer un verdict trop sévère pour briser la carrière de Keen. La rumeur se répandrait rapidement. Il fallait arrêter cela tout de suite, l’étouffer, comme une averse éteint un feu de forêt.

Les deux amiraux se dirigèrent ensemble vers la coupée, mais Bolitho ne s’était jamais senti aussi éloigné de son ami. Il le connaissait depuis toujours, avant même l’époque d’Allday, qui avait été enrôlé à bord de ce bâtiment.

Il hésita une seconde lorsque le premier rang de tuniques rouges apparut dans son champ de vision. Le sergent qui se tenait au bout de la ligne, les yeux rivés sur les constructions du front de mer, paraissait particulièrement raide, tendu plutôt.

Bolitho hésita, puis ce visage lui revint. Cela le soulageait et l’aidait à supporter cette terrible journée. Et pourtant, ce n’était qu’un vulgaire fusilier. Il prononça doucement :

— McCall. Je me souviens parfaitement de vous.

Le sergent resta aussi immobile, son capitaine regardait quelque part au-dessus de l’épaule de Bolitho. Mais il fit remuer ses yeux et répondit :

— Je vous remercie, amiral – et, hésitant un peu, comme s’il craignait d’aller trop loin : Ça a été une sacrée bataille, cette fois-là, amiral, y a pas d’erreur.

Bolitho lui sourit.

— Oui, c’est vrai, je suis content que vous poursuiviez votre carrière dans le Corps. Faites bien attention à ne laisser personne vous gâcher la vie, lui recommanda-t-il, usant d’un discours qui semblait receler un sens caché.

C’était fini, les sifflets trouèrent le silence. Bolitho s’arrêta à la coupée et salua la dunette. Après-demain, ce vaisseau ne serait plus jamais le même pour lui.

Il savait que Herrick l’observait, plein d’inquiétude. On ne savait jamais : sa mauvaise vue pouvait lui jouer des tours – ou bien encore le constat que, une fois de plus, le sens de l’honneur éloignait de lui son ami.

 

Le capitaine de vaisseau Francis Inch, penché sur la carte, se grattait l’oreille gauche comme il le faisait toujours lorsqu’il réfléchissait à la manœuvre à venir. Autour de lui, toute la chambre était secouée, roulant et vibrant au gré des mouvements de l’Hélicon, malmené sous un vent qui forcissait.

Il était presque midi mais, à cause d’une brume de plus en plus épaisse que même le vent n’arrivait pas à dissiper, la visibilité était réduite à quelques milles.

Il imaginait la position des différents bâtiments, la Dépêche, juste par-derrière, et l’Icare, dont la silhouette trapue marquait l’extrémité de la ligne de file. Inch détestait les incertitudes de la météorologie. Le vent avait fortement viré, depuis le moment, remontant à l’avant-veille, où Bolitho avait quitté l’escadre. À présent, il soufflait quasi du plein ouest, de France.

Il se replongea dans l’étude de la carte, tout à fait conscient d’être sous le regard des deux commandants qui restaient silencieux en sirotant leur vin.

Deux cents milles dans le sud-ouest de Toulon, et ils se débattaient déjà contre ce vent qui se renforçait. S’il ne rebroussait pas rapidement chemin ou s’il ne prenait pas de mesures énergiques, ils risquaient de s’éloigner loin de leur poste. Ou, pis encore, l’escadre se disperserait et ils perdraient le contact.

Il imaginait leur petit brick. Le Rapide, loin devant ses conserves. Inch lui menait la vie dure, mais il enviait son commandant, Quarrell, plus qu’il ne voulait bien l’admettre. Lui du moins gardait sa liberté de mouvement, tandis qu’eux se débattaient pour garder leur poste, patauds et lourds. Levant les yeux, il aperçut à travers les vitres les moutons qui déferlaient.

Le capitaine de vaisseau Houston commença :

— Il faut que je m’en aille rapidement, sans quoi je risque de ne jamais pouvoir rejoindre mon bâtiment.

Et Montresor, de la Dépêche, ajouta :

— On ne peut rien faire tant que le vent n’aura pas un peu faibli.

Inch les fusilla du regard. Toujours négatifs. Ne levant pas le petit doigt pour aller chercher derrière les apparences. Montresor se révélait bon commandant, mais donnait toujours l’impression de se faire montrer le chemin par cet épouvantail ambulant de Houston.

— Je pense toujours, faisait justement remarquer celui-ci, que c’est folie de garder notre seule et unique frégate pour jouer les appâts alors qu’elle pourrait être avec nous – et, encouragé par le silence d’Inch : Nous pourrions, poursuivit-il de sa voix rauque, nous contenter du Rapide pour essayer d’intercepter le trafic local.

Inch balaya sa chambre du regard. Elle gardait son style français en dépit des tableaux qu’il avait accrochés aux cloisons : paysages champêtres, avec ruisseaux et prairies, églises ou fermes. Son pays du Dorset. Il eut une soudaine pensée pour Hannah, sa femme. Elle lui avait déjà donné un fils et ils avaient un second enfant en route. Comment aurait-elle pu seulement imaginer ce qu’était sa vie ?

— Le vice-amiral Bolitho s’est expliqué à propos du Barracuda, et je partage son avis.

— Naturellement, fit Houston. (Petit sourire en coin à Montresor.) Mais nous ne le connaissons pas depuis aussi longtemps que vous.

Inch commençait à montrer les dents.

— Il m’a désigné comme commodore par intérim jusqu’à son retour. Je pense que cela devrait vous suffire ?

Le sourire de Houston s’évanouit lorsqu’il comprit qu’Inch changeait de ton.

— Je ne mettais absolument pas cette idée en cause. C’est juste que…

— Moi non plus.

Inch entendait les craquements des membrures, le fracas plus lointain des voiles, à mesure que le bâtiment prenait une gîte désagréable avec le vent. Bolitho avait laissé un grand vide, irréparable, en partant. Il avait le don infaillible de prévoir le comportement de l’ennemi, et Inch ne l’avait jamais vu sous-estimer ou mépriser les tours dont étaient capables les Français. Houston reprit :

— Nous pourrions peut-être passer la consigne à l’escadre devant Toulon. Nelson pourrait avoir des idées sur ce que nous devrions faire. Je crois toujours que les Français mettront le cap sur l’Egypte s’ils tentent une sortie. Nous les avons battus une première fois à Aboukir, mais ils pourraient faire une seconde tentative – il se leva et le roulis le fit vaciller. Il faut que j’y aille, avec votre permission.

Inch acquiesça à regret. Il restait bien des choses dont il aurait aimé discuter, mais Houston avait raison : le temps s’aggravait et il finirait par ne plus pouvoir regagner son bord. Il entendit une voix emportée par le vent, très loin, à peine audible.

— Ils ont vu quelque chose, nota Montresor – et avec un frisson – ce n’est pas le meilleur jour pour ce genre de nouvelle.

On frappa à la porte : le second d’Inch s’était déplacé en personne.

— Signal du Rapide, commandant : « Voile en vue dans le noroît ! » – et, jetant un coup d’œil aux deux autres : Le vent forcit toujours, commandant, poursuivit-il. Dois-je faire prendre un autre ris ?

Inch se tira sur l’oreille.

— Non. Faites préparer les canots de ces messieurs. Je souhaite ensuite faire un signal au Rapide avant que nous ayons perdu le contact.

Une fois l’officier sorti, il se tourna vers les commandants :

— Avec ce temps, Le Rapide aurait dû mal à reconnaître ou même à simplement voir un bateau de pêche – il attendit de voir l’effet produit, puis : Je vais me rapprocher de lui sans attendre, annonça-t-il. Conservez vos postes sur l’Hélicon et tenez-vous parés à combattre.

Montresor le regardait fixement. Il n’était pas commandant depuis assez longtemps pour avoir appris à cacher ses sentiments.

— Les Français ? Vous croyez vraiment ?

— Oui, je le crois. Le vent leur est favorable ; et il nous est défavorable pour la même raison. Cependant (haussement d’épaules !), nous devons faire ce pour quoi nous sommes venus. Du moins serons-nous prêts à les accueillir.

Les deux commandants quittèrent le bord avec une hâte à la limite de la grossièreté. L’Hélicon n’avait mis en panne que le temps strictement nécessaire, avant d’encaisser les coups de bélier des grosses lames.

Inch jeta un coup d’œil à la flamme qui flottait toute droite, perpendiculairement au bâtiment.

Puis il consulta le compas ; nord-est-quart-est. Les embruns passaient par-dessus les filets au vent et trempaient les hommes de quart qui juraient à l’envi.

Savill, son second, cria en essayant de dominer le bruit du vent :

— La vigie rend compte que Le Rapide a laissé son signal hissé à bloc, commandant.

Il semblait tout excité, peut-être heureux de voir qu’ils allaient pouvoir faire autre chose que patrouiller sans fin.

Inch réfléchissait. Cela signifiait sans doute que Quarrell avait aperçu autre chose qu’une voile inconnue, ou qu’il le pressentait.

— Signal de la Dépêche, commandant : « Commandant rentré à bord ! »

Inch poussa un grognement ; il se faisait du souci en songeant au canot de Houston qui se débattait pour gagner un point situé loin sur leur arrière.

La vigie cria :

— Signal du Rapide, commandant : « Deux voiles en vue dans le noroît ! »

Inch se tourna vers son second. Deux voiles. Ce ne pouvait être des unités de Nelson, si loin au sud dans le golfe du Lion. Ce n’était certainement pas quelque navire marchand qui tentait de forcer le blocus, surtout par ce temps, et encore moins de conserve avec un bâtiment.

Il repensa à ce que lui avait dit Houston. Il avait au moins raison sur un point : s’il avait été là, le Barracuda aurait fait toute la différence.

— Cette fois-ci, monsieur Savill, je pense que les Français sont venus parler affaires. Renvoyez de la toile, je vous prie. J’ai l’intention de m’approcher dès maintenant du Rapide.

Empoignant une lunette, il se dirigea vers l’arrière pour observer l’Icare. Une brume humide envahissait l’horizon, même la Dépêche était noyée dedans. Mon Dieu, ce n’était vraiment pas le moment. Il appela sèchement l’aspirant de quart qui l’avait suivi comme un petit chien :

— Signal général : « Toutes voiles dehors ! »

Les pavillons claquaient au vent et se détachaient sur les nuages bas.

C’était sa chance ou jamais. Pour une fois, il n’était pas obligé d’attendre les ordres du vaisseau amiral : c’était lui qui commandait. Hannah serait en adoration, avec ses yeux mauves, lorsqu’il lui en ferait le récit. Personne n’aurait pu deviner ni prévoir que Bolitho serait touché par une balle perdue en plein combat. Keen était à Malte, même si Inch trouvait stupide de l’avoir éloigné pour répondre à une enquête idiote. Mais, peu importait le pourquoi et le comment, Francis Inch commandait l’escadre par intérim.

C’était comme si on l’avait soudain soulagé d’un énorme poids. Il était sûr de lui, il le savait et pouvait s’en sortir sans inquiétude.

Il jeta un rapide regard tout autour de lui, fier de son bâtiment et de son équipage. Il voyait les gabiers s’activer sur les vergues, leurs pantalons blancs flottant tandis qu’ils se colletaient avec le vent. La toile battait dans des claquements de tonnerre et se gonflait sous la pression de l’air, la gîte augmentait encore. Un regard en arrière. L’Icare était à peine visible derrière la Dépêche, sorte de vaisseau fantôme. Il sourit largement dans les embruns : Houston était un misérable.

— Ohé, du pont !

C’était l’un de ses enseignes. Savill avait agi sagement en envoyant là-haut un officier expérimenté.

— Le Rapide vient de signaler : « Trois vaisseaux de ligne dans le noroît ! »

Inch sentit un grand frisson lui parcourir tout le corps. Trois. Aucun doute n’était plus permis désormais. Ils pouvaient essayer d’éviter le combat, mais Inch n’avait pas la moindre hésitation sur ce qu’il allait faire. Sur ce qu’il devait faire.

— Signal général, monsieur Savill : « Branle-bas de combat ! » Ensuite, dit-il avec un sourire, vous pourrez rappeler aux postes de combat.

Il pensait à Bolitho et éprouva un brusque sentiment de fierté en songeant qu’il l’avait gâté : quel cadeau que cette journée !

Les tambours commençaient à battre, l’Hélicon faisait jaillir les embruns au-dessus de sa guibre. La violence de la mer et du vent était comme un avant-goût de leur destin.

 

Flamme au vent
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